Ka-Ku-Ren-Bô -19/06/14-Shikigami p.65 (DC Russel)

Je déteste devoir planquer avec Gekkô…Ca n'est arrivé que très rarement, lorsqu'il m'aiguillait sur une affaire mais on peut être sûr qu'il n'a jamais loupé une occasion de me suivre de près pendant que j'essayais de bosser.

"Essayer" veut bien dire ce que ça veut dire.




"Tu ne médites pas en attendant ?"

"Bonne idée. Comme ça quand celui qu'on doit dérouiller se pointera, je serai assis par terre, en transe. C'est l'idéal pour se battre."




"Et puis avec toi qui jacasse comme une kitsune décérébrée juste à côté, bonjour la concentration."

"Dérouiller ? Nous sommes simplement ici pour savoir qui s'amuse à revendre de la fourrure de tanuki, il me semble ?"

"Et une fois qu'on le tiendra, tu comptes faire quoi, lui lire les lignes de la main ? La demi-douzaine de tanuki qu'on a retrouvé écorchés, ça augure quelqu'un qui sera sensible à la diplomatie, d'après toi ?"




"Si je pensais qu'il faille user de diplomatie, Satoru-chan, je ne t'aurais pas impliqué."

"C'est bien ce que je dis."

"Mais si je n'attendais qu'une "dérouillée" j'aurais fait appel à des oni, pas à un humain sous-alimenté."

"L'humain sous-alimenté peut très bien te planter là, tu sais."




"Et laisser se poursuivre un véritable massacre ? Je te connais assez pour savoir que ton tempérament de grand justicier ne laissera jamais passer ça."

"Arrête un peu. Je suis une potiche, un arbitre, ce que tu veux mais un justicier ? Ne me fais pas rigoler, on va se faire repérer. Déjà que ça doit puer le kyûbi à plusieurs mètres…"




"Ha, c'est l'heure de ta séance d'auto-flagellation ? Tu aurais dû prévenir, que je te laisse seul quelques minutes. Ou que je fournisse le fouet, éventuellement ?"

"Trop gentil. Mais je suis mon propre fournisseur. Ôte tes mains de là."




"Tu sais pourtant que de toutes les créatures de ce continent, c'est de moi dont tu as le moins de raisons d'avoir peur."

"Je t'ai dit de ne pas me faire rigoler. Tu penses sérieusement ce que tu viens de dire ?"





"Je ne connais pas beaucoup de kyûbi qui accepterait qu'un petit onmyôji leur parle de cette façon."

"Moi non plus. A ta place, je reverrais mon amour-propre à la baisse, sais-t'on jamais, tu vas peut-être t'apercevoir qu'à part s'entretuer, on a plus rien à se dire toi et moi ?"




"T-T-T…Un combat à mort ? Nous savons déjà lequel des deux perdrait."

"Toi autant que moi. Tu n'as pas tort, j'ai plus grand-chose à craindre de toi. Et si le reste des yôkai le savait, il se ferait une joie de m'équarrir. T'imagine ? D'une pierre deux coups : l'onmyôji et le kyûbi."

"D'où ma présence. Je m'assure que notre "accord" soit respecté, histoire que tu ne sabotes pas tout, comme tu en as la détestable habitude."

" Quand on se tire une balle dans le pied, pas la peine d'accuser l'armurier ensuite, Gekkô. Lâche-moi, pour la dernière fois, je travaille."

"Jolie formule, Satoru-chan. Mais dans ce cas précis, tu n'es pas l'armurier."




"Plutôt la balle, je dirais."

J'ai pris quelques mauvaises habitudes – par mauvaises j'entends celles que l'honorable Kaemon Kondo, mon père, réprouverait sans doute – quand j'étais gosse. Ça a commencé à l'automne de mes neuf ans.




Gekkô s'absentait pendant des périodes de plus en plus longues, ce qui ne me réussissait pas tellement. Je ne me souviens plus très bien ce qui s'était passé ce jour-là, juste que je m'étais fait remonter les bretelles après un de ces entraînement superbement foirés dont j'ai le secret.




"Et pour changer…Je te trouve en train de pleurnicher. Un jour tu vas dessécher sur place, Satoru-chan."





"Je pleurniche pas."

"Je n'ai eu aucun mal à te trouver pourtant, il a suffit que je t'entende renifler."





"Je rentre à peine de Tokyo, qu'est-ce qui s'est passé ?"

"Rien d'important. Kaemon-sama est en colère"




"Je vois. Alors tu ne voudras peut-être pas ce que je te ramène."

"Ce que vous ramenez ?"





"Héla, du calme ! Tu vas le renverser. Depuis quand est-ce que les onmyôji sont impatients ? Ton maître ne t'as pas enseigné que l'attente est une vertu en soi ?"




"Qu'est-ce que c'est ?"

"De la pâtisserie, de la très bonne pâtisserie. Du fraisier, pour être exact. Ne te goinfre pas."





"Kaemon-sama dit que la gourmandise pousse à la futilité."

"C'est exact. Il t'as certainement dit aussi que chaque expérience doit être un enseignement."

"Ou…Oui."





"Hé bien vois cette expérience comme l'occasion d'apprendre à savourer, prendre son temps. C'est une autre façon de s'approprier les sensations. Comme tu vois, ça n'a rien de futile."




"N'est-ce pas ? Ça va mieux ?"

"Oui."





"Hmmm, je préfère cette tête-là. Tu vois, on est plus serein en prenant le temps. C'est une chose que ton père devrait savoir, non ?"




C'était une chose dont mon père se foutait, nuance. Absurde, complètement aux antipodes de ce que devrait être un onmyôji : il agissait. Même si en apparence on pourrait croire que c'est le contraire, je me sens plus à l'aise dans la contemplation…

Je soupèse le monde…

Maintenant…Ma balance est-elle correctement calibrée ?

Ni Gekkô ni mon père n'auraient une réponse objective, moi, n'en parlons pas.




Quand tout va un peu trop vite à mon goût, je reviens à cette "mauvaise habitude". Je reviens au point de départ…

La pâtisserie existe toujours. La même boîte…




Les mêmes serviettes bleues…




Je soupèse le monde en faisant des choses futiles, sans classe et sans portée philosophique. Ça me ressemble bien.



Enfin…Disons juste que ma gourmandise est une sale manie. Ça serait drôle qu'on ne retienne que ça du maître Satoru Kondo.



"Les kitsune sont les esprits renards qui corrompent les esprits", je cite.

La corruption, ça a du bon, parfois…