La Chambre de Takō ##

"Je ne pleurerais pas.
Je n'aurais pas peur.
Je serrerais ta main et fermerais les yeux très fort.
Jusqu'à ce que la tempête passe.

C'est ce qu'on fait, nous autres Lycans.
On ne craint pas l'ennemi,
On montre les dents.
Moi je n'ai pas la trouille des ennuis,
Si tu me fais du mal, tu le paieras de ta vie !"
Prière pour jeunes Lycans

Le soir tombait et les rues ne pouvaient se remplir. Quelques passants, seulement, étaient aperçus. La psychose avait eu tôt fait de frapper, et ce dès les premiers morts-morts. C’était du jamais-vu, un événement neuf et cela terrifiait ceux que la routine avait confis.
Le soir, pourtant, était magnifique. Bien que glacé, il envoyait sur le ciel assombri de clair de nombreuses couleurs vivaces. Ces lueurs se projetaient sur les maisons et sur les rues, éclairant la nuit de jour.
C’était une des raisons pour laquelle Yuri aimait le Dreadful. Elle n’aimait pas tout, certes, et se languissait de son continent natal. A vrai dire, plus elle y réfléchissait, plus elle se disait qu’elle haïssait ce lieu aux habitants pourtant si bienveillants –pour la plupart-. C’était étrange, comme sensation, de haïr un endroit mais de s’y sentir bien. Ou de l’aimer et de s’y sentir mal, elle n’arrivait pas à mettre le doigt là-dessus. Peut-être que si elle avait eu le droit de s’en aller, de rentrer, elle aurait pu apprécier avec plus de volonté ce que ce continent avait à lui offrir. Mais en tant que prisonnière, on a rarement envie de se plaire derrière ses barreaux.
Yuri ne craignait pas le froid. Il l’avait endormi dans sa jeunesse et elle avait eu tôt fait de perdre connaissance lorsque la température chutait un peu trop mais maintenant ? Elle le sentait à peine. Le léger souffle qu’elle parvenait à simuler en forçant sur sa poitrine s’évadait de ses lèvres en une buée claire, flottant un temps avant de disparaître.
Elle entendait sous ses pas craquer le givre recouvrant le sol. Ses ballerines étaient désormais usées et vieillies, mais elles tenaient encore la route. Elle n’arrivait pas à s’en débarrasser. C’était un des rares vêtements lui restant de Norë.
La mode de Norë lui manquait. Trop de choses lui manquaient.

Elle se sentait lourde à sanglots mais ses yeux demeuraient secs. Ils lui tiraient dans leurs orbites, commençant lentement à geler à cause du froid. Sa vue se brouillait en conséquence, lui donnant l’impression d’une tristesse réelle. Alors qu’en vérité, tout semblait bien trop distant.
Norë était déjà le reste d’une autre vie qu’elle ne semblait pas avoir vécu. Ses sentiments, les êtres chéris… Avait-elle réellement été cette fille-là ?
Elle avait tellement changée, depuis…

C’est en errant dans la ville, admirant les couleurs l’entourant et cherchant quelque chose à regarder qu’elle croisa le pas vif de Mainate. Le garçon s’en allait encore à la chasse, mais cette fois-ci, il partait seul. Marjolaine avait retenu de l’histoire précédente qu’elle n’avait pas à se déplacer pour se nourrir. Elle avait donc envoyé chasser son homme à tout faire sans ménagement. Il lui fallait du calme pendant qu’elle travaillait sur sa mission.

Faisait-il ce qu’il fallait ? Il avait l’impression que la moindre de ses actions entrainait catastrophes sur catastrophes. Tenter d’améliorer les choses ne le menait qu’au désastre alors autant renoncer, n’est-ce pas ? Epauler la pauvre Marjolaine, tenter de la rendre heureuse malgré son malheur. Ignorer les insultes et le mal-être et se dévouer chaque nuit un peu plus. S’il faisait abstraction de lui-même, peut-être se sentirait-il moins mal quant aux crimes qu’il aidait à commettre.
Etait-ce des crimes ? Il s’était longuement posé la question. Après tout, ces individus étaient déjà morts et quoi de pire que de pourrir vivant ? Certainement leur épargnait-il de nombreuses souffrances.
Ce n’était en rien de sa faute, ça ne l’avait jamais été. Il n’avait aucune raison de se sentir mal. C’était le fait de Marjolaine et lui avait entièrement le droit de la suivre. Il avait le droit de la suivre car il se sentait misérable et abandonné.
Personne à ses côtés, jeté et oublié par les personnes devant l’aimer, il avait vécu dans l’espoir d’aller mieux. Maintenant que tout était plié, que le dernier lancé de dés avait été jeté, il n’avait plus rien à quoi s’accrocher. Elle était là, celle qu’il aimait. Cette femme qui avait les yeux d’un levé de soleil. Elle était auprès de lui, se jouant de ses sentiments, se moquant de ce qu’il était. Il était devenu une larve rabaissée, piétinée. Et si les choses étaient ainsi, quelle possibilité avait-il de faire le bien ? Et si les choses étaient irrémédiables, pourquoi se sentirait-il triste pour ceux qui ont eu plus de chances que lui ?
Il n’avait pas choisi ce qu’il était devenu. On l’avait forcé à être ainsi. On l’avait brisé, changé. On lui avait dit que c’était possible de tuer, que c’était quelque chose de naturel. Que ça devait le devenir pour lui. Puis on l’avait abandonné, encore et si Marjolaine faisait de même… Il ne pourrait le supporter.
Il n’avait que ça à faire, au final, ce rôle que le destin lui accordait. Ce serait criminel de s’en plaindre ! Et lui, qui s’était brisé les ailes à lutter, acceptait maintenant ce sort avec grâce et dévotion. Car c’était si simple que ça, d’avancer les yeux fermés vers un chemin qui l’emmènerait vers un précipice sans fond.
Il se laisserait tomber avec délectation. Ah, si elle se faisait prendre ! S’il pouvait mourir pour elle, sombrer enfin dans le néant. Lui qui avait craint la mort, qu’elle lui semblait délectable maintenant ! Qui étaient-ils pour s’opposer à sa dernière colère ? A cette haine qu’il ressentait à l’égard de tous ces êtres si chanceux ? Les beaux, les normaux ? Ceux qui n’inspiraient pas l’effroi lorsqu’ils s’avançaient à la lumière. Lui qui avait vécu dans l’ombre et les ténèbres, qui s’était nourri de folie et de sanglots… Qu’est-ce qu’il y avait de si étonnant à sa déchéance ? Pourquoi n’aurait-il pas le droit d’éliminer ce monde entier ? De détruire les alentours, de faire un dernier ménage dans l’espoir de mourir ensuite pour celle dont les yeux aux airs de renaissance mentaient de toute évidence.
Il se plairait à endosser les crimes. Il se plairait à voir la haine dans les yeux des autres. Tout sauf le dégoût était bon à prendre. Ce sentiment, cette sensation qu’il créait dans les cœurs de ses futures victimes, qu’il aidait à concevoir, c’était là que se nichait tout son amour. Car tout ce que Marjolaine et lui ne concevront jamais sera cette phobie, cette terreur et ce malheur. Ils semaient tous deux une mort qu’ils connaissaient.

Il n’avait pas peur de se noyer. Il n’avait plus peur maintenant. Marjolaine le créait. Marjolaine le modelait. Il était son arme et les armes ne peuvent éprouver de sentiments.

Non, il n’avait pas à avoir de remords.
Pas cette nuit, pas la suivante. Chaque bombe explosant, révélant les nuages d’acides destructeurs était un soulagement, une délivrance. Il était ce qu’on avait fait de lui et il ne pouvait en être autrement.

« Salut. »

Il s’arrêta net, sans comprendre. C’était cette même voix qu’il connaissait maintenant bien. Ecarquillant les yeux, il se retourna vers Yuri. Pourquoi venait-elle lui parler ?

« Tu viens te venger ? » Elle voulait se battre ? Bien. Il n’en était plus à ça près. Il se ferait un plaisir de la mettre en morceaux, tout comme on lui avait appris à le faire. Et s’il n’y arrivait pas, tant pis. Il avait tellement de haine à extérioriser que simplement essayer pouvait le satisfaire.

« Non. Mais j’veux des excuses. » Elle avait un ton calme. Peut-être réfléchi, peut-être même blessé. Il n’y comprenait rien et ne souhaitait pas comprendre. A quoi cela servait-il de savoir ce que pensaient les gens ? Ces derniers se fichaient bien de ce qu’il pensait, lui !
« Pourquoi t’en ferais-je ? » Glissa-t-il d’un ton moqueur. « Sinon tu vas me mordre ? Bouh, j’ai peur ! » Être aussi cynique était étrangement libérateur. Les mots sifflaient tous seuls entre ses lèvres.
« Car on est que deux à être dehors dans le quartier. Il n’y a personne d’autre à qui parler. » Il jeta un œil aux environs, réalisant qu’effectivement, ils étaient déserts. Le plan de Marjolaine marchait avec magnificence. Tous tremblaient certainement déjà de peur.
« Je n’ai pas envie de parler. » Il devait aller chasser. Il crevait de soif.

Elle avait échoué. C’était horrible à réaliser mais l’humiliation qu’elle subissait était la preuve qu’elle aurait dû s’y prendre autrement. Yuri, blessée jusqu’à l’âme, peinait à contenir son désarroi. Son orgueil n’avait pas été aussi malmené depuis bien longtemps.
« Qu’est-ce que tu es pour dire non à une amie ?! » Scanda-t-elle. Cela lui avait échappé.
« Je n’ai pas besoin d’amis. » C’était un fait. Il n’en avait d’ailleurs pas. Il ne pouvait pas en avoir, pas même Marjolaine. C’était impossible pour lui et ce n’était pas faute d’avoir essayé.

Il fit quelques pas, tentant de reprendre son chemin. Il n’avait pas à avoir de remords. Il était ce qu’on avait fait de lui. Ce qu’on…
Il était ce qu’on avait fait de lui. Il était une arme, une créature. Il était la Curiosité, la Chose. Il était cet être qui passait dans la vie des gens en espérant ne pas être remarqué et s’il l’était, eh bien, il pouvait apercevoir des grimaces sur leurs visages.

« Pourquoi. » Il n’arrivait plus à avancer, de toute façon. « Pourquoi est-ce que tu m’as défendu, l’autre fois ? »
Pas de mensonges, cela ne servirait à rien. Il n’y avait rien à gagner de lui. Mais il voulait tout de même savoir, qu’elle confirme ses doutes, qu’elle le renforce dans ce rôle de tueur qu’il prenait désormais. Etait-ce la pitié ou l’envie de se distraire… Etait-ce l’agacement du raffut causé dans les rues, était-ce….

« Car j’étais pareille. » Elle avait la voix brisée. Clopinant dans sa direction, elle se mit à sa hauteur. « J’étais comme toi, il y a longtemps. J’étais à terre et je tremblai et j’avais peur et il n’y avait personne. » Elle s’affolait, cherchant des mots qu’elle attrapait au passage pour les jeter dans ses phrases. « Et j’étais là, à espérer que quelqu’un prenne ma défense et il n’y avait personne. »

Derrière son masque, le vampire esquissa un demi-sourire. Elle jouait bien la comédie car elle avait l’air sincère.
« Tu n’as aucune idée de ce que j’ai vécu. »
« Toi non plus ! » Répliqua-t-elle avec vivacité. « Mais l’important, ce n’est pas le nombre de cicatrices, c’est la manière dont on les soigne ! » Cette phrase, elle l’avait peut-être déjà entendue ailleurs car elle lui disait quelque chose. Mais elle la pensait maintenant. En partie en tout cas. Elle ne fera probablement jamais la paix avec son passé, mais elle souhaitait avancer. Elle souhaitait être heureuse et elle souhaitait la même chose pour toute personne l’entourant. Il y avait déjà eu bien trop de souffrances.

Elle l’entendit rire jaune. Elle tenta de ne pas se vexer mais ce n’était certainement pas drôle. Fronçant les sourcils, croisant les bras, elle attendit qu’il ait fini de rire mais ce dernier se prolongea bien longtemps avant de se transformer en hoquets de pleurs.
Ce n’était pas ce qu’elle avait voulu. Incapable de réagir correctement, il s’affaissa sur lui-même, se tenant le ventre et se repliant. La tête basse, il cherchait à se protéger d’émotions qu’il tentait constamment d’occulter.
« T’es vraiment adorable. J’aurais aimé te rencontrer avant. » Cette phrase, prononcée entre plusieurs sanglots, laissa Yuri pantoise. « Je suis désolé. »
« C’est… Pas grave. » Bégaya Yuri. « Je ne suis plus fâchée. » Ses jambes à elle la lâchait et lui ne semblait pas en état de rester debout. Elle chercha donc rapidement un petit endroit où s’assoir, trouva des marches de perrons qui étaient parfaites pour cela et l’y amena. Il se calma bientôt. « Tu viens de quel continent, dis ? » Lança la zombie pour lui changer les idées.

Mainate hésita un temps.
« Our Lands. J’ai grandi aux Méandres. » Yuri hocha doucement la tête.
« Je suis déjà allée aux Méandres. Moi je suis Norienne. »
« …C’est bien ? Là-bas ? » Il avait toujours la voix rauque d’avoir pleuré. Yuri hésita avant de répondre.
« Comme partout, je crois. Ca dépend qui t’es. Mais mon pays me manque. » Mainate resta pensif un temps.
« Je suis parti pour découvrir le monde. Je crois que je n’aurais pas dû. » Et elle, aurait-elle dû rester ? Elle repensa à Sefi, qu’elle ne reverrait sans doute plus et elle se senti terriblement mal.
« Tu as laissé quelqu’un, là-bas ? » Elle était malheureuse.
« Oui. Ma créatrice. J’y repense souvent, elle me… » Elle lui manquait, beaucoup. Mais sa phrase resta coincée dans sa gorge. Le peu de souvenirs heureux qu’il avait étaient avec elle. Certes, ce n’était pas l’être le plus agréable du monde, mais elle l’était avec lui. Il eut envie de se remettre à peindre.
« Ah, tu es bien un vampire, alors ? » Mainate haussa les sourcils.
« Bah euh… Oui. »
« Tu ne ressembles pas à un vampire. » Déclara la petite zombie. Le vampire soupira, un peu agacé.
« Je ne ressemblais déjà pas à un humain. Et toi, comment tu t’es retrouvée en zombie ? » Il renvoyait l’ascenseur sans ménagement, conscient qu’il n’était pas des plus prévenants, mais elle avait touché un point sensible.
« Je… N’en suis pas vraiment sûre. J’aurais… Je… » Elle devenait confuse, n’arrivant plus à articuler ses phrases, redevenant la jeune adolescente qui avait fait ses premiers pas dans la ferme de Sefi et Wakai. « Je crois que je devrais être morte. » Lâcha-t-elle, regrettant immédiatement d’avoir autant parlé.
« Moi aussi. » Répondit immédiatement Mainate et Yuri le regarda, étonnée et surprise. « J’étais censé l’être, je croyais que je l’étais. » Il se rappelait très bien sa rencontre avec sa créatrice. Elle lui avait donné un espoir qu’il avait depuis perdu. « Un coup du destin, je crois. Peut-être que ça aurait été mieux si je l’avais été. » Il déglutit. « Mieux pour tout le monde… »
« Je ne crois pas. » Elle secoua la tête. « J’aime bien te parler. C’aurait été dommage pour moi si t’étais mort. »
Il sourit sans trop y croire.

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