J'ai eu la permission d'aller dans le parc.
C'est la première fois, et j'ai eu peur. J'ai hésité un peu, et finalement j'y suis allée avant que les docteurs ne changent d'avis.
Il faisait beau, l'air était chaud mais pas aussi étouffant que sous les préaux qui entourent les bâtiments.
Les docteurs m'ont dit que quelqu'un m'attendrait dans le parc. Quand j'ai demandé qui c'était, parce que j'ai eu peur, on m'a dit que c'était une sorte de docteur.
Moi je me suis demandé quel genre de docteur c'était, parce que les docteurs, je ne les vois que dans leurs petites chambres toutes blanches, derrière leur bureau et l'immense porte rembourrée comme un matelas.
Alors il doit être bizarre, ce docteur, pour vouloir me voir dans le parc.
C'est ce que je me suis dit.
Et puis pour la première fois depuis que je suis dans cette maison, j'ai grimpé dans un arbre.
Il était haut, il était grand. Il sentait bon. Il m'a griffé la peau, il a sali ma chemise. Il était doux, même s'il m'a rapé la peau.
une fois assise sur une branche solide, j'ai fermé les yeux, et j'ai ressenti une drôle de sensation.
Comme si la Moi qui pleure toujours et qui crie au fond de ma tête se calmait comme moi je me calme quand je prends mes médicaments.
Je me suis laissée envahir par cette sensation, c'était bizarre mais très agréable.
Comme si cette Moi qui crie se taisait enfin, après tellement de temps à hurler dans ma tête.
Quand j'ai ouvert les yeux, il était là, en face de moi.
J'ai pas eu peur.
D'habitude j'ai peur des gens, surtout des docteurs.
Mais lui, il n'avait pas la blouse blanche ni les chaussures en plastique qu'ils ont tous les docteurs.
Il n'a pas l'air d'un docteur, c'est peut-être pour ça que les autres ont dit qu'il était une sorte de docteur.
Et puis il a parlé.
Et j'ai pas eu peur, je lui ai parlé de choses que je savais même pas qu'elles étaient en moi.
Il est gentil ce docteur, je me suis dit.
On est restés tout l'après-midi à parler. C'est la première fois que j'avais le droit de sortir dans le parc, que j'avais le droit de sortir aussi longtemps, que j'avais pas les infirmiers avec moi, mais c'est pas ça qui m'a fait le plus plaisir.
Ca a été de parler avec lui.
D'être avec lui.
Je me souviens de ce qu'on a dit. Il m'a appelée par mon vrai prénom, celui que je n'avais plus entendu depuis tellement longtemps.
- Comment tu le sais, mon vrai nom, Docteur?
- Je sais beaucoup de choses. Ne me demande pas comment je les sais. Le fait est que c'est comme ça. Il paraît que tu as besoin d'un nouveau traitement?
- Je ne veux plus de médicaments. J'en ai marre de manger que ça toute la journée.
- Tu sais, tu n'es pas obligée de prendre des médicaments. Il y a autre chose que les substances chimiques pour soigner les gens comme toi.
- C'est pas vrai, tu mens, Docteur. Sinon les autres docteurs auraient arrêté de me donner des médicaments à manger. Ils en mettent même dans la vraie nourriture, alors c'est que c'est le seul moyen de me soigner.
Là, il a fait quelque chose que jamais les autres docteurs n'ont fait, et que les infirmiers et les autres pensionnaires ont pas le droit de faire.
Il m'a prise dans ses bras.
Ses bras sont doux, ils sont chauds et apaisants. Je n'ai même pas pensé à ce moment-là que normalement j'aurai eu peur que quelqu'un s'approche de moi.
- Comment te sens-tu en ce moment, "Ceremonia" ?
J'ai pas su répondre tout de suite, j'étais comme dans les nuages. C'était comme si j'entendais sa voix loin, très loin, et que tout mon corps et ma tête étaient enveloppés dans des nuages chauds et doux.
- Je suis bien... Je n'ai plus mal dans ma tête depuis que tu es là, Docteur.
Et là il n'a plus rien dit.
Il a continué à me tenir dans ses bras, sans serrer, sans bouger, sans me caresser. Juste me tenir. Pour pas que je tombe, sûrement, parce qu'il a dû se rendre compte que j'étais comme au-dessus de mon propre corps.
Je ne sais pas combien de temps on est restés comme ça. Sûrement longtemps.
- Docteur, j'ai l'impression que tu sais tout sur moi, alors que je ne t'ai jamais vu de ma vie.
- C'est vrai. Je sais tout de ta vie, de ce que tu es. Tout ou presque.
- Tu parles presque pas, mais c'est comme si tu disais plein de choses qui me réconfortent. Quand tu parles, ta voix... Elle résonne dans ma tête et c'est comme si elle emplissait tout mon corps, comme si elle passait dans mes veines pour parcourir tous mes membres...
- Est-ce que je t'ai donné un médicament, pour que tu ressentes ça?
- N'en dis pas plus. Il ne faut pas trop parler.
D'habitude, j'aurai demandé pourquoi, j'aurai parlé encore plus, et plus vite.
Mais là, non. Je n'ai rien dit.
J'ai regardé ses yeux sombres et profonds, qui étaient plongés dans les miens comme si il lisait dans mon cerveau.
Il avait dû se passer du temps, parce que les infirmiers sont venus nous chercher.
Ils ont même pas fait sonner le bipper du docteur. Il doit être vraiment important, ce docteur alors.
Il m'a raccompagnée devant la porte de mon bâtiment.
Cette sensation d'être bien et que la Moi de dedans ma tête ne crie plus ne m'avait toujours pas quittée.
- Maintenant, "Ceremonia", tu vas retourner dans ta chambre et être bien sage. N'oublie pas que ce n'est pas parce que les médicaments ne procurent pas le même effet que d'autres traitements qu'il ne faut plus les prendre.
- Oui, Docteur...
- Si tu n'es pas sage et que tu ne prends pas tes médicaments, les autres docteurs me le diront, et je ne reviendrai plus te voir.
- Non ! Ca je veux pas ! Reste avec moi, Docteur ! Je suis bien quand tu es avec moi, la petite Moi arrête de crier et j'entends autre chose que ses pleurs !
- Je ne peux pas rester toujours. Tu dois le comprendre, "Ceremonia".
J'ai caché l'envie que j'avais de pleurer.
La petite Moi ne criait toujours pas, mais là c'était moi, la vraie moi qui a le vrai corps dans lequel je me sentais si bien depuis quelques heures, qui avait envie de pleurer.
Mais pour ne pas qu'il soit déçu, je n'ai rien dit.
Je n'ai plus rien dit et j'ai baissé la tête pour ne pas qu'il voie mes yeux rouges.
C'était trop dur de demander "pourquoi?". Je voulais pas risquer de décevoir ce gentil docteur.
Comme s'il avait deviné ce que je n'avais pas voulu dire, il regardé autour, comme s'il voulait pas qu'on nous voie.
- Tes jolis yeux si bleus deviennent violets quand tu pleures. La couleur de la Cérémonie
ne te va pas aussi bien que le bleu clair.
Je suis restée figée. J'étais tellement surprise... J'ai regardé dans ses yeux à la couleur du bois, je cherchais une explication à sa phrase et son geste.
Il n'a rien dit, il n'a rien laissé paraître.
- Je reviendrai, Princesse. Promets-moi de m'attendre sagement.
Il a souri, un vrai sourire, avec les yeux aussi, et puis il est parti.
Il y avait un monsieur qui l'attendait.
Je suis restée longtemps dehors, je l'ai regardé s'éloigner, lentement, jusqu'à ce qu'il passe les grilles de l'hôpital. Il ne s'est pas retourné jusqu'à ce que la grille se referme derrière lui.
Une voiture l'attendait devant, et avant d'y monter je l'ai vu regarder vers moi.
Maintenant j'attends sa visite.
Il n'a pas dit quand il reviendrait, mais je sais qu'il le fera.
Je veux qu'il revienne. Quand il était avec moi, j'ai ressenti quelque chose que je n'avais jamais senti.
Je ne l'ai pas encore dit aux docteurs. J'ai pas voulu leur parler, mais je crois que le Docteur dirait que je ne suis pas sage en ne parlant pas aux autres.
Demain, je leur parlerai et je leur demanderai pardon.
Docteur, quand est-ce que tu reviens?